2.

Au quartier général new-yorkais du FBI, sur Federal Plaza, Walter Trentkamp, un homme grand à la chevelure argentée, tambourinait sans relâche sur un sous-main décoloré avec la gomme de son crayon à papier.

Sur le buvard taché du sous-main, un numéro de téléphone était griffonné : 202 456 14 14. Un accès direct et sécurisé au président des États-Unis à la Maison-Blanche.

Le téléphone de Trentkamp sonna à exactement six heures.

— O. K., tout le monde, lancez l’écoute maintenant, s’il vous plaît, ordonna-t-il de sa voix rauque du matin. Je vais tâcher de faire durer la communication aussi longtemps que possible. Prêts pour l’enregistrement ?… C’est parti.

Le chef de la police fédérale de la côte Est s’éclaircit doucement la gorge. Puis il décrocha le combiné. Les mots « Green Band » résonnaient dans sa tête. Il n’avait jamais été confronté à une telle chose au cours de toute sa carrière au sein du FBI, pourtant longue, variée et riche de rencontres insolites.

Certaines des personnalités les plus influentes de New York se tenaient agglutinées autour de Trentkamp, en un cercle compact et grave. Aucune d’elles n’avait jamais connu non plus quoi que ce soit s’approchant d’une situation de crise telle que celle-ci.

Elles écoutèrent en silence Trentkamp répondre à l’appel téléphonique programmé :

— FBI, j’écoute… Allô ?

Pas de réponse.

La tension dans la pièce était à son comble. Même Trentkamp, dont le calme dans les situations critiques était légendaire, semblait nerveux et inquiet.

— Allô ? Il y a quelqu’un ?… Y a-t-il quelqu’un ?… Qui est à l’appareil ?

La voix hésitante et inquiète de Walter Trentkamp résonnait à l’intérieur d’une vieille cabine en acajou sise au fond du Walgreen’s Drugstore de Greenpoint, sur Brooklyn.

À l’intérieur de la cabine, le sergent Harry Stemkowsky se peignait avec les doigts.

Menaçant d’exploser, son cœur battait frénétiquement dans sa poitrine. Il sentait des pulsations oubliées palpiter dans tout son corps avec la force d’éperons mécaniques.

L’heure de vérité tant attendue avait sonné. Le temps des répétitions était révolu pour les vingt-huit membres de Green Band.

— Allô ? Trentkamp à l’appareil… FBI de New York… Répondez…

Le combiné noir niché entre l’épaule et la mâchoire de Stemkowsky lui paraissait trépider à chaque phrase.

Au bout d’une autre interminable minute, le sergent appuya fermement sur la touche « lecture » d’un Dictaphone Sony, qu’il colla délicatement tout contre le combiné. Il avait positionné la cassette sur le premier mot du message enregistré : « Bonjour… » La bande vibra, étirant la première syllabe – « Booonjour » – et poursuivit avec un léger ronronnement :

« Bonjour. Ici Green Band. Nous sommes le 4 décembre. Un vendredi. Un vendredi historique, pour ce qui nous concerne. »

Haut perchée et lugubre, la voix entreprit de délivrer le message sans précédent qu’attendaient les hommes et les femmes confinés dans les bureaux du FBI à Manhattan.

L’opération Green Band était lancée.

Ryan Klauk, du service des écoutes, comprit très vite que la voix préenregistrée avait été délibérément accélérée et qu’on y avait ajouté un effet de réverbération, probablement afin d’accentuer le côté irréel des circonstances, mais surtout pour la rendre méconnaissable et donc vraisemblablement non identifiable.

« Ainsi que nous vous l’avons laissé entendre, des principes fondamentaux motivent nos autres appels de cette semaine, nos préparatifs minutieux et ce que nous vous avons fait faire jusqu’à présent… Est-ce que tout le monde écoute ? Je ne peux que supposer que vous êtes bien entouré, monsieur Trentkamp. Il semblerait que, de nos jours, aucun membre de l’Amérique institutionnelle ne prenne de décisions seul… Écoutez tous attentivement, je vous prie… Des bombes vont exploser dans le quartier financier de Wall Street. Un grand nombre de cibles sélectionnées au hasard entre l’East River et Broadway seront totalement détruites en fin d’après-midi. Je répète : des cibles choisies dans le quartier de Wall Street seront anéanties par des bombes aujourd’hui. Notre décision est irrévocable. Elle n’est pas négociable. Cet attentat aura lieu à dix-sept heures cinq ce soir. Quoi qu’il en soit… »

— Attendez ! protesta Walter Trentkamp d’un ton virulent. Vous ne…

Il s’arrêta aussi brusquement qu’il avait commencé, se rappelant qu’il s’adressait à une bande enregistrée.

« … l’ensemble de Manhattan, tout ce qui se trouve en dessous de la 14e Rue, doit être évacué, continua méthodiquement la voix. Vous devriez déclencher le plan d’évacuation de New York prévu en cas d’attaque nucléaire. Vous entendez, monsieur le maire ? Et vous, Susan Hamilton, du Bureau de la préparation civile ? Cela permettra de sauver des milliers de vies. Je vous demande expressément de le déclencher dès à présent… Nous avons également anticipé d’éventuelles requêtes de preuves concrètes concernant le sérieux de cette opération. Vous ne devez pas sous-estimer notre engagement total pour cette mission, que ce soit pour cet attentat ou pour toute tractation que nous pourrions ultérieurement décider d’entreprendre. Commencez l’évacuation du quartier de Wall Street immédiatement. L’opération Green Band ne saurait être arrêtée ni retardée. Aucun des éléments que j’ai évoqués n’est négociable. Notre décision est irrévocable… »

Harry Stemkowsky enfonça précipitamment la touche « stop » et raccrocha prestement le téléphone. Puis il rembobina la cassette et fourra le petit magnétophone dans une poche affaissée de sa parka.

Mission accomplie.

Il prit une profonde inspiration, eut l’impression d’aller chercher l’air jusqu’au creux de son estomac. Il tremblait sans pouvoir s’arrêter. Il l’avait fait, Bon Dieu ! Il l’avait réellement fait.

Il avait transmis le message de Green Band et il se sentait formidablement bien. Il avait envie de hurler, là, dans le drugstore. Mieux encore, il aurait aimé sauter en l’air et embrasser le ciel.

Le cœur battant encore la chamade, Harry Stemkowsky remonta une allée bordée d’accessoires pour salles de bains et dirigea son fauteuil roulant vers la buvette illuminée du drugstore.

Achevant de nettoyer son gril, le cuisinier, Wally Lipsky, un colosse jovial de près de cent cinquante kilos, se retourna au moment où Stemkowsky approchait. Son visage joufflu et rose s’éclaira immédiatement. L’ombre d’un triple menton apparut dans les plis de graisse de son cou.

— Non mais, regardez-moi qui s’amène ! Mon copain Pennsylvanie. Où est-ce que tu t’cachais, champion ? Ça fait un bail que j’t’ai pas vu.

Harry Stemkowsky sourit à l’irrésistible cuisinier obèse, qui avait, à juste titre, la réputation d’être le clown de Greenpoint. De toute manière, il était dans de telles dispositions d’esprit, ce matin-là, qu’il aurait pu sourire à n’importe qui ou presque.

— Oh, i-i-ici et là, Wally, bégaya nerveusement Stemkowsky. Su-surtout à Ma-Manhattan. J’ai beau-beaucoup tr-travaillé là-haut, à Manhattan, der-dernièrement.

Il tapota avec l’index l’étiquette déchiquetée cousue sur l’épaule de sa veste et sur laquelle on pouvait lire TAXIS ET COURSIERS VÉTÉRANS. New York comptait sept chauffeurs de taxi handicapés habilités ; trois d’entre eux, dont Harry Stemkowsky, travaillaient pour Vétérans, une société sise à Manhattan et employant des anciens combattants.

— Je-je-j’ai un bon boulot. Un vrai b-boulot main-maintenant, Wa-Wally… Si tu nous préparais un p’tit dèj’?

— Ça roule, Pennsylvanie. Un menu Taxi spécial qui marche. Demande-moi tout c’que tu veux, mon pote. J’te le fais.

Vendredi Noir
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